Suivons donc les chemins du Christ, ceux qu'il nous a montrés, surtout le chemin d'humilité…
Une tête brûlée
(Saint Thomas vu par Fabrice Hadjaj dans « Résurrection mode d’emploi »)
Pourquoi cette absence de celui qu’on appelle Didyme (c’est-à-dire « Jumeau ») ? Sécher de la sorte ne fait pas seulement de lui un mauvais élève. Cela l’associe au traître suicidé : il apparaît fatalement comme un frère, un double de Judas. On sait pourquoi celui-ci n’est pas là. Parce qu’il s’est tué. Mais pourquoi Thomas n’est-il pas là ? Ne serait-ce pas parce qu’il veut justement être tué ?
Pour s’en assurer, il suffit de revenir en arrière, vers ses deux autres interventions dans l’Evangile selon saint Jean. La première, c’est lorsque le Christ décide d’aller vers Jérusalem pour rejoindre son défunt ami Lazare. Là-bas, Jésus est clairement menacé de mort, lui et aussi ses disciples, de par leur évidente complicité. Partant, ses compagnons freinent des quatre fers : pourquoi s’exposer ainsi pour un cadavre ? On ne ressuscite pas Lazare pour être assassiné soi-même… Mais voici que Thomas, lui, s’écrie : Allons aussi, afin de mourir avec lui ! (Jean 11, 16). Notre apôtre est donc un fonceur et une tête brûlée.
Sa grande question lors de la Cène vient corroborer cette hypothèse : Seigneur, demande-t-il, nous ne savons pas où tu vas, comment pourrions-nous savoir le chemin ? A quoi Jésus lui répond : Moi, je suis le Chemin, la Vérité et la Vie (Jean 14, 5-6). On peut alors imaginer son désespoir après le Golgotha : la Vie est morte, la Vérité s’est tue, le Chemin s’est égaré parmi les ombres. Allons-y donc une fois de plus pour le suivre ! Emboîtons le pas de celui qui est désormais l’Impasse, le Mutisme et la Mort !
Aussi, tandis que les dix Galiléens se barricadent derrière des portes closes, par peur des Judéens, lui se promène dehors, la gorge bien en évidence, la poitrine bien en cible. Il n’a pas peur, lui. Il supplie les centurions, les scribes, tous les docteurs de la Loi qu’il peut croiser, pour qu’ils lui accordent cette faveur : « Ne pourriez-vous pas, s’il vous plaît, m’enfoncer des clous dans les mains et les pieds ? Je suis un disciple de celui que vous venez de mettre à mort comme un usurpateur et blasphémateur, alors soyez gentils, faites-moi cette charité d’un gibet comme le sien au sommet du Calvaire… Je pourrais même me contenter d’une petite décapitation, vous savez… Ou d’un coup de lance ici, qui pourrait me crever jusqu’au cœur…
Mais la méchanceté des hommes est sans bornes. Cruels, impitoyables, ils lui répliquent aimablement : « Calme-toi, mon ami. Ton chagrin va passer. Aie confiance en toi ! Reprends goût à la vie ! Vois les choses du bon côté ! Tu dois simplement « faire un travail de deuil ». Tu dois admettre que tu as été trompé.
En pareilles circonstances, quand ses camarades disciples lui disent qu’ils ont vu le Seigneur, c’est le bouquet ! Lui qui ne demande pas mieux que de mourir comme son Maître, voilà que maintenant les Apôtres lui apprennent que son Maître est vivant. Pour le suivre, il ne s’agit plus seulement d’être tué, il faut encore être ressuscité ! On peut comprendre le désarroi de Thomas. Il a vu la Voie déboucher sur le vide, la Vie être absorbée par la tombe, la Vérité, par le mensonge, et tout cela ne serait qu’une farce ?
Et il va être servi. Jésus paraît à nouveau, dit Paix à vous, c’est-à-dire « Bonjour », lui, présente ses blessures bien ouvertes et lui ordonne d’y aller franco : Porte ton doigt ici et vois mes mains ; et porte ta main et place-la dans mon côté ; et ne sois plus incrédule, mais croyant (Jean 20, 27).
Cela va le retourner comme une crêpe. Thomas fait soudain une profession de foi telle qu’on n’en trouve pas de plus haute dans les quatre Evangiles. D’autres avaient bien appelé Jésus « Messie » ou « Fils de Dieu » ; lui l’appelle carrément « mon Dieu ». N’est-ce pas faire preuve d’exagération ?
Et l’on s’aperçoit que ce mauvais Apôtre ressemble au bon larron. Il a raté l’Esprit Saint, sombré dans le désespoir, fait des pieds et des mains pour qu’on les lui fixe à la potence, et pourtant le voici d’un coup plus assuré que les autres, au point que selon la tradition, de tous les premiers envoyés, il est celui qui ira le plus loin (partant donc en courant, pas pour fuir, pour foncer droit vers le Christ là-bas) – en Perse, peut-être en Chine, en tout cas jusqu’en Inde du Sud où il fonde sept églises entre le Kerala et le Sri Lanka, avant de connaître enfin le bonheur d’être égorgé par un « grand prêtre », près de Mylapore, pour avoir fait fondre une idole de dur métal par le souffle de sa prière.
Qu’est-ce que cela nous enseigne ? Qu’il ne faut pas aller vers la Vérité en jouant un personnage de fidèle. Qu’il ne faut pas faire semblant d’adhérer à la foi des Dix. Le problème n’est pas le doute mais la demi-mesure.