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Confidence d’une femme qui pourrait bien être canonisée un jour : Marie Noël, poétesse.

 

A dix-huit ans, j’ai vendu mon esprit à Dieu comme d’autres vendent leur âme au Diable.

   En ce temps-là j’étais gauche, laide, chétive, honteuse comme « le vilain petit canard », mais j’avais de l’esprit… un esprit clair, gai, aigu qui piquait, mordait sans miséricorde.

   Dès qu’un pauvre ridicule se risquait à ma vue, je le happais au vol et je le fixais d’un mot drôle comme on fixe d’une épingle un insecte sur un bouchon. …Cela m’amusait beaucoup et faisait rire la compagnie. Mais mes cousins me jugeaient « rosse » et mon frère m’appelait « vipère » ! Il eût mieux fait de dire moustique ou guêpe.

   Un beau jour, je les ai crus et je me vis telle que j’étais avec mon méchant dard. Une chrétienne pouvait-elle s’endurer ainsi ?

   Remords. Je m’en expliquai un matin avec Notre-Seigneur dans la petite chapelle de la Vierge, à Saint Pierre. … Renoncer à mon esprit ? Sans lui, que me restait-il ? Je n’avais ni beauté, ni charme, rien pour plaire. Le sacrifier ? Je ne pouvais m’y résoudre. Il m’en coûtait trop. Il m’en coûtait tout.

   Dans ma conscience, Dieu attendait avec un air de reproche. C’est alors que me vint l’idée – peut-être, Il me la souffla – de Lui céder mon esprit contre indemnité.

   Je le Lui ai vendu. Cher ! Sans faire de prix. Dieu est riche. Dieu est juste. Je comptais qu’Il paierait bien.

   Une fois le marché conclu – je suis honnête en affaires – je n’osais plus me servir de l’objet que j’avais cédé.

   D’abord, je parus contrainte, empruntée comme quelqu’un frappé d’infirmité subite. Le mot me volait aux lèvres plus vite que ma volonté, je serrais les lèvres, je le ravalais à moitié dit. Ce n’était pas toujours commode.

   Mais l’accoutumance m’aida de plus en plus. Et je suis devenue peu à peu la douce petite vieille fille ni vue, ni connue à laquelle personne ne faisait attention, ni à la maison, ni en ville… pas plus attention qu’à une allumette éteinte.

   Vingt ans passèrent. Vint le succès, singulier, inattendu… Indemnité ? Compensation ? Qui sait ce que m’a donné Dieu en échange de ma malice ? Pas l’amour. Pas le bonheur. Le don de Poésie ? Mais je l’avais d’enfance.

Je croirais plutôt que c’est un don de nouvelle vue pour apercevoir du premier coup, au lieu de leur ridicule, la fleur et le miel des gens, même en ceux qui n’en ont pas.

   Si bien qu’à présent je les aime tant, même ridicules, sots et médiocres, que je puis de nouveau jouer avec ma malice simplement pour m’amuser, sans faire de mal à personne.